En vue de la célébration de la journée mondiale de lutte contre la corruption, demain, Jean Louis Andriamifidy, directeur général du Bureau indépendant anti-corruption (Bianco), a fait un état des lieux de la situation de la guerre contre ce fléau. Il a, également, abordé des sujets d’actualité dont le dossier des bois de rose saisis à Singapour et l’affaire Ambohimahamasina. Concernant ce dernier cas, le magistrat refuse de répondre à l’appel à sa démission lancé par le sénateur Riana Andriamandavy VII et se demande si le Bianco doit cesser les investigations lorsqu’un responsable étatique ou un élu est dans la ligne de mire.
L’Express de Madagascar. Où en est la lutte contre la corruption à Madagascar ?
Il faut reconnaître que nous avons connu un recul. Sur l’Indice de perception de la corruption (IPC), notre point était de 34/100, en 2008. Après la crise, notre score a dégringolé à 28/100. Même sans IPC, ce que nous vivons au quotidien reflète cette régression. C’est afin d’améliorer la situation que nous avons mis en place la nouvelle stratégie de lutte contre la corruption, jusqu’à l’horizon 2025. (…) L’objectif est, aussi, de mettre en place tous les outils pour avoir une bonne gouvernance et l’État de droit et nous a amené à l’élaboration de la loi 2016-020, sur la lutte contre la corruption. (…) Parmi les nouvelles lois, il y a, également, celle instituant les pôles anti-corruption (PAC). Il faut, en effet, reconnaître qu’il y a des failles dans le travail de la Chaîne pénale anti-corruption (CPAC). (…) Nous attendons, également, l’adoption par l’Exécutif du projet de loi sur le recouvrement des biens acquis de manière frauduleuse ou illicite. Nous espérons que ce texte pourra être soumis au Parlement durant cette session. (…) Outre la bonne gouvernance et la lutte contre l’impunité, l’autre objectif est que la guerre contre la corruption puisse contribuer au développement économique et social du pays, en protégeant ses richesses et ressources.
Pourriez-vous nous donner des exemples des innovations apportées par ces textes ?
Cette loi prévoit plusieurs dispositifs pour renforcer la lutte. C’est le cas, par exemple, en matière de déclaration de patrimoine. Doré- navant, le Bianco, peut effectuer des vérifications systématiques de la véracité des déclarations faites. Il y est, également, prévu qu’il n’est plus nécessaire d’avoir recours à un huissier de justice pour rappeler l’obligation de déclaration de patrimoine. Il est à souligner qu’une poursuite peut être engagée en cas de résistance, malgré un rappel. Les immunités et privilèges ne prévalent plus, aussi, en matière d’enquête préliminaire. Ce texte dispose également l’élaboration d’une stratégie sectorielle de lutte contre la corruption dans chaque structure de l’administration publique et faire en sorte qu’elle soit opérationnelle et efficiente. Le responsable qui ne s’y conforme pas peut encourir des poursuites pénales. (…) La mise en place de cette stratégie est assortie d’une plateforme de suivi.
Vous semblez souligner particulièrement cette stratégie sectorielle, pourquoi ?
C’est un moyen de lutter contre les petites corruptions dans les services des administrations publiques qui torpillent la perception de ce fléau chez les citoyens. Le Bianco est fréquemment pointé du doigt de ne pas être efficace contre ces petits faits de corruption. Techniquement et matériellement, le Bianco ne peut pas poursuivre tous les actes de corruption sur tout le territoire de l’île. Au total, cent soixante-huit personnes travaillent pour le Bianco et sont répartis dans toutes les branches territoriales. Pour Antananarivo, par exemple, nous sommes trente-huit, dont vingt-trois enquêteurs et douze en charge de l’éducation et des préventions. La branche territoriale de la capitale est, pourtant, également, en charge de Morondava et Maintirano. Nous souhaitons, aussi, dire que cette lutte concerne tous les citoyens et requiert leur prise de responsabilité. Le troisième objectif, justement, de la nouvelle stratégie de lutte contre la corruption. Dans ce sens, il y a, aussi, le plan de mise en œuvre de cette stratégie, pour cinq ans, qui implique toutes les entités en charge de la lutte contre la corruption (…). Nous espérons qu’en 2019, notre score sur l’IPC avoisinera les 50/100.
Tout cela est bien beau, mais qu’en est-il de la concrétisation ?
Il est vrai que la concrétisation de toutes ces prévisions, avoir des résultats qui aient des impacts sur la vie de la population, dépendent de plusieurs facteurs. Le plus important est la volonté politique. Il faut, aussi, y mettre les moyens nécessaires. Pour cette année 2016, par exemple, le budget du Bianco est de 4 milliards d’ariary. Une fois l’argent nécessaire au fonctionnement déduit de cette somme, il ne reste plus qu’environ cent milles ariary, par jour, par branche territoriale pour les activités opérationnelles comme les enquêtes. En 2017, notre budget devrait connaître une augmentation de 40%, plus 4 milliards d’ariary pour l’investissement, qui sera, notamment, affecté à la mise en place d’antennes régionales. (…) Cette augmentation ne suffira, cependant, pas. L’objectif est que les fonds attribués à la lutte contre la corruption équivalent à 0,3% du budget de l’État. La lutte contre la corruption, par ailleurs, doit aller de pair avec le développement économique et social.
Sur des sujets d’actualité, nous avons eu vent que vous étiez à Singapour pour avoir accès au dossier sur les bois de rose qui y sont saisis et que le Bianco a ouvert une enquête sur le sujet.
Pourriez-vous nous en dire plus ?
J’ai effectivement fait le voyage pour Singapour, et souhaité avoir une copie de ce dossier mais, étant donné que ce n’est pas l’entité de lutte contre la corruption sur place qui en a la charge, je n’y ais pas eu accès. (…) Lorsque j’ai souhaité rencontrer le responsable de l’instance en charge de l’affaire, il ne m’a pas reçu, en indiquant que plusieurs personnes l’ont déjà contacté pour avoir accès à ce dossier, au point qu’il ne sait plus qui devrait être son interlocuteur. Mon déplacement concerne, seulement, le volet enquête et non pas le procès car, avant ce voyage, le Bianco a déjà ouvert une enquête sur cette affaire Singapour. Les investigations sont encore en cours et avancent. Le principal objet de mon voyage est donc, de trouver des preuves, étant donné que, de notre côté, les enquêtes ont révélé que cette exportation est en fait une contrebande sur la base de faux documents. Même l’identité inscrite sur ces faux documents s’avère n’être qu’un prête-nom. (…) Nous n’attendons plus que plus de preuves pour présenter les résultats de l’enquête à la Justice. Il y a, aussi, une personne qui devrait être entendue sur le dossier, mais il existe un blocage et nous entamons les démarches pour lever ce blocage.
Ce blocage ne concernerait-il pas un privilège de juridiction ou une immunité que la loi 2016-020, en principe, annule lors des enquêtes préliminaires ?
Effectivement, mais nous préférons éviter les actions frontales sauf, en cas d’extrême nécessité.
Un sénateur a fustigé la méthode du Bianco soutenant qu’elle ne respecterait pas la présomption d’innocence en communiquant à la presse des éléments de l’enquête. Quand est-ce qu’une information peut être rendue publique et quand est-ce que le secret de l’instruction est de mise ?
Je tiens d’abord à expliquer les faits. Ce maire a déjà fait l’objet de deux convocations sans qu’il y ait répondu. Les enquêteurs du Bianco se sont, même, déjà rendus sur place, mais il a quitté sa localité le lendemain de l’arrivée de nos enquêteurs. Il fallait, cependant, clôturer le dossier. Pour cela son audition était nécessaire. Nos agents se sont, alors, une nouvelle fois déplacés sur place. En chemin, ils ont croisé le maire. Ils lui ont demandé de les suivre, à Antananarivo, pour les besoins de l’enquête. Sur la route, nos enquêteurs ont reçu un appel indiquant qu’un avocat attendait à notre bureau. (…) Ce qui indique qu’un proche du maire a partagé l’information, qui est, probablement, parvenue jusqu’aux oreilles de la presse. (…) A priori, le Bianco ne révèle jamais ce genre d’information. D’autant plus qu’une arrestation ne figure pas parmi les faits pouvant être classés dans les secrets de l’information (…). Les convocations, par ailleurs, n’entament pas la présomption d’innocence. Les raisons ne sont même pas signifiées sur l’acte.
Justement, quand est-ce qu’une personne qui refuse les convocations du Bianco est arrêtée car, sur ce dossier il y a une personnalité qui, elle aussi, a refusé à deux reprises une convocation pour audition ?
La police judiciaire a un droit d’arrestation. La première démarche est, toutefois, la convocation. Si la personne concernée n’y répond pas et n’apporte pas d’excuse valable, à deux reprises, l’on peut procéder à son arrestation. C’est ce que nous avons fait avec le maire. La personnalité à laquelle vous faites référence a, effectivement, refusé de se présenter à deux convocations. Elle a même donné l’ordre à son personnel de ne pas recevoir la convocation du Bianco. Nos enquêteurs ont dû déposer l’acte au bureau du Fokontany. Entre-temps, la garde à vue du maire est arrivée à échéance. Il fallait donc, terminer l’enquête sur l’élu et transférer le dossier à la Chaîne pénale, bien que l’audition de l’autre personne n’ait pas pu se faire. Lorsque le dossier arrive entre les mains de la Justice, pourtant, la police judiciaire est dessaisie et ne peut plus procéder à un acte d’enquête sur le dossier sans une commission rogatoire ou délégation judiciaire du tribunal.
Le Bianco n’a-t-il donc, pas droit de suivi sur les dossiers transférés à la Justice Rien que pour ces deux dernières années, plusieurs affaires remises par votre bureau à la Chaîne pénale semblent être restées sans suite.
Sur ce plan, nous n’avons pas de droit mais, néanmoins, cela fait partie des responsabilités que nous devons prendre. Un projet de collaboration entre le Bianco et le ministère de la Justice est en cours sur ce point, par le biais d’une informatisation du suivi de l’évolution des dossiers de corruption. Cela pourrait être effectif lorsque les PAC seront opérationnels car, nous n’avons ni le temps, ni le personnel suffisant pour le faire.
Le sénateur précité a demandé votre démission. Que lui répondez-vous ?
Je tiens à souligner que le Bianco est une instance en charge de concrétiser le programme étatique de lutte contre la corruption. Si l’on considère, par ailleurs, la définition de la corruption, de l’abus de pouvoir, seuls les détenteurs du pouvoir peuvent perpétrer des abus. (…) Lorsque l’on parle de lutte contre la corruption et l’abus de pouvoir donc, les tenants du pouvoir sont, forcément, impliqués, voire mis en cause dans nos investigations, cela sans esprit partisan. Certains souhaiteraient-ils donc, que l’on cesse les enquêtes sous prétexte que le pouvoir étatique est ébranlé (…) Nous sommes une structure indépendante. Seule cette indépendance nous permet de mener à bien notre mission. Il faut souligner, du reste, que dans ses enquêtes, le Bianco ne porte pas d’accusation. C’est le rôle de la Justice. Nous procédons à des investigations pour vérifier la véracité ou non des suspicions contre les responsables, notamment. Les citoyens et, surtout, les tenants du pouvoir doivent l’accepter et se plier à ce système de contrôle et de transparence. Charge à la personne concernée d’apporter les preuves de son innocence car, toutes les doléances qui nous parviennent sont obligatoirement traitées. Le directeur général seul, par ailleurs, ne peut pas classer une affaire sans suite. Cette décision relève d’un comité consultatif. (…) Pour ce qui de la demande de démission, j’estime donc, qu’il n’y a pas lieu d’y répondre.
N’y a-t-il pas d’intervention ou de pression de la part de ces responsables étatiques dans ce cas ?
Certes, les lois portant lutte contre la corruption ne sont pas parfaites mais, elles prévoient des dispositifs pour protéger les enquêteurs des interventions et des pressions de la part de tiers. Les menaces de représailles, par exemple, ou encore, les trafics d’influence peuvent faire l’objet de poursuite. À mon niveau, par ailleurs, je peux affirmer n’avoir fait l’objet d’aucune tentative d’intervention ou de pression de la part des personnalités censées avoir latitude pour le faire.
Vous avez participé à la Conférence des bailleurs. Les promesses acquises seraient-elles le signe qu’en matière de gouvernance, la confiance internationale est recouvrée ?
(…) C’est une marque de confiance. L’argent est acquis mais, il nous faut renforcer notre crédibilité. Cela nécessite de gros efforts, des efforts soutenus pour freiner la gabegie et les détournements en mettant en place les dispositifs nécessaires.
En parlant d’international, la société civile a soulevé de fortes suspicions de corruption dans l’attribution des marchés publics dans l’organisation du sommet de la Francophonie. Le Bianco pourrait-il engager des investigations là-dessus ?
Effectivement sur la base d’un critère en dix points, la société civile a conclu qu’il y a une forte suspicion de favoritisme dans l’attribution des marchés publics pour l’organisation du sommet de la Francophonie. Il faut, cependant, souligner que comme le dit l’adage, si chacun fait son métier, les vaches seront bien gardées. Le Bianco n’est pas un organe d’audit. Il y a des entités comme la Cour des comptes et l’inspection générale de l’État pour cela. Nous n’intervenons pas sans doléance de corruption. Nous n’en avons reçu aucune jusqu’ici. La société civile n’a fait part que de suspicion sur l’ensemble des marchés publics. Si nous sommes saisis, nous allons impérativement ouvrir une enquête.
Garry Fabrice Ranaivoson